La chronique de Mamu : Avoir la banane
Murielle Navarro, alias Mamu, notre Docteure en Arts Plastiques, vous souhaite d'avoir la banane en 2025 et revient, pour l'occasion, sur l'œuvre de Maurizio Cattelan.
J’ai toujours eu un petit faible pour Maurizio Cattelan, un artiste provocateur qui a su s’imposer sur la scène artistique depuis les années 90. Le plasticien italien est (re)connu pour ses œuvres souvent scandaleuses, n’hésitant pas à s’attaquer aux domaines religieux et sacrés de notre société. La Nora Ora, par exemple, représente la figure en cire, du défunt pape Jean-Paul II, fauché de plein fouet par une météorite… Autre œuvre polémique, America (2016)[1], cuvette de toilettes (fonctionnelle) tout en or massif, qui pouvait être utilisée par les visiteurs … Une autre manière de rendre hommage surement à « Fontaine », le célèbre urinoir - un des premiers ready made - de Marcel Duchamp exposé en 1917 ? Ou encore à la « Merda d’artista » (1961) d’un Piero Manzoni, trop tôt disparu ? Ou même Cloaca (2006) de Wim Delwoye (la machine à caca) ?
L’art serait - il devenu de la m….. ?
Depuis le début du 20ième les codes de l’art ont beaucoup changé et l’esthétique originelle du beau a laissé place souvent à une forme de laid, de trivial, de banal, d’éphémère… Aujourd’hui « l’art se veut avant tout une idée de l’art en remettant en question le statut de l’objet artistique – pièce - qui peut être ou non fabriquée (…) par l’artiste »[2] . Nous sommes entrés depuis les années soixante, dans une ère conceptuelle où les nouveaux réalistes, dont Spoerri, convoquaient déjà les objets du quotidien, ou des restes alimentaires [3] lorsque le mouvement Fluxus s’efforçait de brouiller souvent avec humour, les frontières poreuses entre l’art et la vie par des performances insolites. « l’art est ce que rend la vie plus intéressante que l’art » déclarait d’ailleurs Robert Filliou, un de ses membres les plus influents.
Les œuvres polymorphes de Maurizio Cattelan s’inscrivent ainsi dans cette continuité, en multipliant les démarches provocantes, subversives, avec un humour corrosif mais aussi doublées d’une force de réflexion – je pense à la représentation terrible de Him (2001), installation dérangeante qui nous montre de dos, un Führer en priant agenouillé.
Sous des abords souvent tragi-comiques, ce plasticien majeur du 21ième siècle s’interroge ainsi sur la définition de l’art, sur sa valeur intrinsèque, sa marchandisation excessive, et son aspect éphémère. Serait-ce, « un art vidé d’art » [4] comme le pensait Allan Kaprow ?
En 1999, l’artiste italien avait déjà scotché un homme vivant, en l’occurrence son galeriste sur un mur (A Perfect Day) lors d’un geste de mécontentement vis-à-vis d’une vente d’œuvre. Le fameux « Comedian, 2019 » (banane scotchée) vient-il compléter, vingt ans plus tard, son questionnement esthétique sur un art pouvant être considéré comme indigeste ? À l’instar de Pinoncelli qui s’était soulagé dans l’urinoir de Marcel Duchamp en 1993, un autre plasticien a décidé de manger cette banane, au cours d’une performance titrée Hungry artist, dans une poursuite logique de l’œuvre. Celui-ci confère ainsi à Comédian, une autre vie, ou plutôt une autre mort, puisque ce fruit était destiné à pourrir de toutes manières. Voilà donc une banane érigée en phallus et scotché sur un mur, qui se ratatine comme tout être humain au fil du temps. Et difficile de parodier René Magritte en affirmant que « ceci n’est pas une banane » puisque « Comédian » n’est pas la représentation d’une banane, mais bien une vraie banane…
Et si Selon la formule célèbre de Marcel Duchamp, « c’est le regardeur qui fait le tableau », Cattelan a donc bien réussi son pari insensé, puisque la vente faramineuse de ce fruit exotique (6,2 millions d’euros) a provoqué des réactions de colère et d’incompréhension auprès d’un public dubitatif.
Les fonctions de l’art contemporain ne sont-elles pas de justement faire réagir et de faire réfléchir – comme le souligne Marianne Massin. Car le désarroi des spectateurs, devant ces réalisations artistiques polémiques, peut « (…) affûter la perception, aiguiser l’intelligence (…) et élargir « notre appétence esthétique ».[5]
Pour mieux goûter un autre monde ?
Et puisque nous sommes à la traditionnelle période de vvœux,j’en profite pour vous souhaiter bien sûr « d’avoir la banane » en 2025
[1] Œuvre volée en 2019
[2] Marianne Massin, Expérience esthétique et art contemporain, Aesthica éditions, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2013, p.11 à 19
[3] Tableaux pièges
[4] Ibid., p.11
[5] Ibid., p.15
NDLR : Murielle Navarro est docteure en Arts Plastiques
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